Politique

De Machiavel au Général de Gaulle

La Croix 4/6/1968

 

Après chaque secousse du Régime, on trouve des journalistes, voire des membres du Cabinet présidentiel, pour nous annoncer que le général de Gaulle avait tout prévu. On nous affirme que le chef de l’État préparait son jeu, qu'il rusait. On exalte ses prétendus mensonges et ses fourberies imaginaires, sans voir que sa vraie grandeur ne s'abaisse pas à ces astuces. Ce fut le cas après l'affaire algérienne. Mais encore ces derniers jours, dans un article du Monde pour les trois quart excellent et qui analyse de main de maître les aspects internationaux des temps que nous vivons, M. André Fontaine m'a semblé tomber en partie dans cette erreur qui est aussi un travers.

Car c'est mal comprendre le président de la République et la nature de son génie. Beaucoup plus que dans son intelligence, aussi grande soit-elle, ce génie réside dans son caractère, et loin d'être le stratège tapi à ourdir les fils de sa toile qu'on décrit, le général m'apparaît surtout un tacticien prompt à saisir l'occasion. Sans doute poursuit-il des desseins lointains, mais, maurassien, il s'inspire du vrai Machiavel dont le Prince tire sa force d'appréhender, sans embarrassants scrupules, en un plongeon d'aigle sur sa proie, les occurrences.

En réalité, pressé comme dans une ville assiégée lors des situations apocalyptiques qui ont marqué sa carrière, le général de Gaulle a toujours « tenté des sorties ». Celles-ci ont souvent commencé par échouer, défaut d'information ou de compréhension de l'événement. Lui-même l'a reconnu : dans les prévisions à court terme il lui arrive de se tromper. Pour l'Algérie que d'erreurs successives, mais avec génie (je reprends volontairement le mot) abandonnées, avant une détermination finale que, pendant des années, il avait voulu d'une autre nature ! Que d'ébauches mal ajustées pour la décolonisation du Continent Noir, dont la Guinée fut entre autres la victime, avant le discours de Dakar qui permit la vraie formule politique des rapports franco-africains. De même il a tardé à évaluer l'intensité de la perturbation actuelle, proposant l'inadéquat et impopulaire référendum. Mais la tactique a réparé – au moins le semble-t-il – les dégâts d'une insuffisante stratégie. Il s'est emparé du recours aux élections législatives voulu par l'opposition, avec un style dans la présentation, une promptitude et une autorité dans l'action qui en ont fait une issue.

Seulement le chef de l’État perçoit-il mieux qu'avant l'urgence et la nature des problèmes dont l'absence de solution a provoqué la crise ? Le Régime ne peut quand même pas rebondir de révoltes en rébellions, sauvé par le seul génie des dénouements immédiats.